La responsabilité contractuelle du maître d’œuvre dans les marchés publics de travaux

Par François Fourmeaux

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Disposant d’un rôle singulier dans l’opération de travaux, le maître d’œuvre relève d’un régime de responsabilité qu’il n’est pas toujours aisé de synthétiser. Ce régime est notamment tributaire d’une subtile ventilation des effets attribués à la décision de réception des travaux d’une part, à l’établissement du décompte général et définitif du marché de maîtrise d’œuvre d’autre part.

Susceptible d’être engagée avant la réception des travaux, la responsabilité contractuelle du maître d’œuvre est plus délicate à déterminer postérieurement à celle-ci. À cet égard, l’état du droit a notamment été clarifié par la décision du Conseil d’État Centre Hospitalier Général de Boulogne-sur-Mer, en date du 6 février 2007. Rendue à propos des constructeurs en général, il en résulte en substance que :

  • la réception « met fin aux rapports contractuels entre le maître de l'ouvrage et les constructeurs en ce qui concerne la réalisation de l'ouvrage » ;
  • la réception est en revanche « sans effet sur les droits et obligations financiers nés de l'exécution du marché » lesquels sont définitivement arrêtés au stade du décompte général et définitif (DGD).

Les conditions d’engagement de la responsabilité contractuelle du maître d’œuvre dépendent donc de la décision de réception des travaux (I) ainsi que de l’établissement du DGD du marché de maîtrise d’œuvre (II). Il conviendra également d’évoquer les conditions dans lesquelles le maître d’ouvrage peut appeler le maître d’œuvre en garantie (III).

I. Extinction partielle de la responsabilité contractuelle du fait de la réception des travaux

La solution selon laquelle la réception « met fin aux rapports contractuels » entre le maître d’ouvrage et les constructeurs, et notamment les maîtres d’œuvre, est d’une portée plus limitée qu’elle n’y paraît.

Cette solution vaut, d’abord, s’agissant des dommages causés aux tiers. Dans sa décision Centre Hospitalier Général de Boulogne-sur-Mer, le Conseil d’État précise que la réception des travaux s’oppose à ce que « les constructeurs soient ultérieurement appelés en garantie par le maître d'ouvrage pour des dommages dont un tiers demande réparation à ce dernier, alors même que ces dommages n'étaient ni apparents ni connus à la date de la réception ». Il réserve simplement le cas des clauses contractuelles contraires ou d’une réception qui serait intervenue à la suite d’une manœuvre frauduleuse ou dolosive.

Ensuite, la réception emporte extinction de la responsabilité pour « ce qui concerne la réalisation de l’ouvrage » ou, dit autrement, pour ce qui touche « à l’état de l’ouvrage achevé » (décision Centre Hospitalier Général de Boulogne-sur-Mer). Il en va plus particulièrement du cas des désordres apparents affectant l’ouvrage (même décision).

En d’autres termes, l’extinction de responsabilité vaut principalement pour les dommages qui affectent l’ouvrage tel que ce dernier se présente au moment de la réception, ce qui appelle encore quelques précisions.

Premièrement, cette extinction de responsabilité ne vaut que pour les parties de l’ouvrage n’ayant pas fait l’objet de réserves lors de la réception. Pour celles qui en sont assorties, la responsabilité contractuelle perdure pleinement (CE, 12 janv. 2012, Commune du Château d’Oléron, n° 352122).

Deuxièmement, la responsabilité contractuelle du maître d’œuvre survit à la réception des travaux au titre de l’exercice de certaines de ses missions :

  • d’une part, tel est le cas lorsque le maître d’œuvre manque à son obligation de conseil lors de la réception (CE, 11 févr. 2015, Commune de Sarrebourg), par exemple en ne signalant pas au maître d’ouvrage des désordres apparents ou des dommages, bien que non apparents, dont le maître d’œuvre avait eu connaissance en cours de chantier (pour une illustration récente : CAA Nancy, 28 déc. 2017, Cabinet M.). Dernièrement, il a été jugé que la responsabilité du maître d'œuvre peut toutefois être écartée si ses manquements à son devoir de conseil lors des opérations de réception « ne sont pas à l'origine des dommages dont se plaint le maître d'ouvrage », par exemple quand ce dernier « a fait preuve d'une imprudence particulièrement grave en prononçant la réception de l'ouvrage malgré sa connaissance des désordres qui l'affectaient » (CAA Nancy, 30 janv. 2018, Commune de Saint-Dié-des-Vosges) ;
  • d’autre part, la responsabilité contractuelle du maître d’œuvre persiste après la réception des travaux pour les fautes commises par exemple dans le contrôle des situations de travaux ou dans l’établissement du décompte général et définitif des marchés de travaux (CE, 7 juin 2010, Société Iosis Sud-Ouest).

Si la réception des travaux éteint donc la responsabilité contractuelle du maître d’œuvre pour ce qui concerne « la réalisation de l’ouvrage », il en va autrement s’agissant des autres dommages.

II. Survivance de la responsabilité contractuelle pour les « droits et obligations financiers nés de l’exécution du marché » jusqu’à l’établissement du DGD

Dans sa décision Centre Hospitalier Général de Boulogne-sur-Mer, le Conseil d’État juge que, tant que le DGD du marché n’est pas établi, le maître d’ouvrage peut demander à son cocontractant « réparation, sur un terrain contractuel, des conséquences financières de l'exécution des travaux […] au nombre desquelles figurent notamment les coûts nés des retards et des travaux supplémentaires ».

Il a expressément repris cette solution pour un maître d’œuvre, en jugeant que « tant qu'aucun décompte général et définitif n'est intervenu, la responsabilité contractuelle des cocontractants de l'administration peut être recherchée à raison des dommages nés de l'exécution du contrat » (CE, 14 mai 2008, OPAC de la Seine-Maritime).

Ainsi, tant que le DGD du marché de maîtrise d’œuvre n’est pas intervenu, le maître d’ouvrage peut engager la responsabilité contractuelle du maître d’œuvre pour des préjudices tels que ceux tirés de l’exécution de travaux supplémentaires ou de retards dans la construction, et qui trouveraient leur origine dans tout type de faute commise par le maître d’œuvre (insuffisances des études, des plans, des avant-projets ; notification tardive d’ordres de service, etc. ; voir décisions Centre Hospitalier Général de Boulogne-sur-Mer et OPAC de la Seine-Maritime, précitées).

Le maître d’ouvrage peut ainsi obtenir réparation du préjudice résultant du coût de reprise de désordres, réparés en cours de chantier. Ainsi, il a été jugé que les dommages dont un syndicat demandait réparation sur un terrain contractuel « ne sont pas relatifs à l'état de l'ouvrage achevé mais à divers préjudices financiers subis par lui à raison de la reprise des désordres ayant affecté l'ouvrage avant sa réception ; qu'ainsi, la réception de l'ouvrage n'a pas, en ce qui concerne ces préjudices, mis fin aux obligations des constructeurs envers le SIVOM » (CAA Lyon, 19 avr. 2007, Gpt. d’Entr. F.).

De même encore, un maître d’ouvrage condamné à indemniser un entrepreneur, du fait de la résiliation d'un marché pour un motif d'intérêt général lié à l'irrégularité de sa procédure de passation, peut appeler en garantie le maître d’œuvre qui a commis des fautes dans l’assistance juridique et administrative du maître d’ouvrage pour la passation de ce marché (CAA Marseille, 17 oct. 2016, Société architectes associés).

Il convient donc de retenir que pour tous les dommages autres que ceux ayant trait à la réalisation de l’ouvrage à proprement parler, la responsabilité contractuelle du maître d’œuvre perdure jusqu’à l’établissement du DGD du marché de maîtrise d’œuvre. Pour ces dommages, tout type de faute du maître d’œuvre est invocable par le maître d’ouvrage.

III. Conditions de l’appel en garantie du maître d’œuvre

Il convient enfin de préciser le régime de l’appel en garantie du maître d’œuvre par le maître d’ouvrage.

Premièrement, sur le plan de la recevabilité, un appel en garantie par le maître d’ouvrage peut possiblement être introduit postérieurement à l’établissement du DGD du marché de maîtrise d’œuvre.

Certes, le DGD « fige » normalement l’ensemble des droits et obligations financiers nés de l’exécution d’un marché et les principes d’unicité et d’intangibilité du décompte (qui, dans les faits, sont régulièrement applicables aux marchés de maîtrise d’œuvre), s’opposent normalement à ce que la responsabilité contractuelle puisse, directement ou indirectement, continuée à être recherchée.

Ainsi, statuant sur la responsabilité d’un maître d’œuvre, le Conseil d’État a jugé :

  • d’une part, qu’« après la transmission au titulaire du marché du décompte général qu'il a établi et signé, le maître d'ouvrage ne peut réclamer à celui-ci, au titre de leurs relations contractuelles, des sommes dont il n'a pas fait état dans le décompte, nonobstant l'engagement antérieur d'une procédure juridictionnelle ou l'existence d'une contestation par le titulaire d'une partie des sommes inscrites au décompte général ; qu'il ne peut en aller autrement, dans ce dernier cas, que s'il existe un lien entre les sommes réclamées par le maître d'ouvrage et celles à l'égard desquelles le titulaire a émis des réserves […] » (CE, 6 nov. 2013, Région Auvergne) ;
  • d’autre part, qu’il « appartient au maître de l'ouvrage, lorsqu'il lui apparaît que la responsabilité de son cocontractant est susceptible d'être engagée à raison de fautes commises dans l'exécution du contrat, soit de surseoir à l'établissement du décompte jusqu'à ce que sa créance puisse y être intégrée, soit d'assortir le décompte de réserves ; qu'à défaut, le caractère définitif du décompte fait obstacle à ce qu'il puisse obtenir l'indemnisation de son préjudice éventuel » (CE, 17 mai 2017, Commune de Reilhac).

Pour autant, dans sa décision Commune de Dijon du 15 novembre 2012, le Conseil d’État a jugé que « la circonstance que le décompte général intervenu entre le groupement de maîtrise d'œuvre et la commune de Dijon est définitif ne saurait […] faire obstacle à la recevabilité des conclusions d'appel en garantie de la commune ».

Éclairée par les conclusions du rapporteur public, cette solution, pragmatique, vise principalement à couvrir les cas dans lesquels le maître d’ouvrage se trouve dans l’incapacité, lorsqu’il procède à l’établissement du décompte du marché de maîtrise d’œuvre, de pouvoir y inscrire une quelconque somme correspondant au préjudice qui aurait été subi par d’autres participants à l’opération et pour lesquels le maître d’ouvrage serait susceptible d’appeler en garantie le maître d’œuvre.

Deuxièmement, le Conseil d’État a récemment précisé les conditions de fond dans lesquelles le maître d’ouvrage peut appeler en garantie le maître d’œuvre en réparation du préjudice subi par un autre intervenant au titre de la réalisation de travaux supplémentaires. Tel est le cas :

  • « lorsque la nécessité de procéder à ces travaux n'est apparue que postérieurement à la passation du marché, en raison d'une mauvaise évaluation initiale par le maître d'œuvre, et [que le maître d’ouvrage] établit qu'il aurait renoncé à son projet de construction ou modifié celui-ci s'il en avait été avisé en temps utile » ;
  • ou « lorsque, en raison d'une faute du maître d'œuvre dans la conception de l'ouvrage ou dans le suivi de travaux, le montant de l'ensemble des travaux qui ont été indispensables à la réalisation de l'ouvrage dans les règles de l'art est supérieur au coût qui aurait dû être celui de l'ouvrage si le maître d'œuvre n'avait commis aucune faute, à hauteur de la différence entre ces deux montants » (CE, 20 déc. 2007, Communauté d’agglomération du Grand Troyes).

Au cas d’espèce, ces conditions n’étaient pas réunies, de sorte que le maître d’ouvrage se voit contraint de supporter la charge définitive du préjudice né de la réalisation de ces travaux supplémentaires.

En conclusion, si elles ne sont pas encore toujours aisées à appréhender, les conditions d’engagement de la responsabilité contractuelle du maître d’œuvre ont été sensiblement clarifiées par une série de décisions rendues au cours des dix dernières années.

Sources :