Conflits d’intérêt et droit au recours : peu importe les moyens, la CJUE fait respecter les principes fondamentaux

Publié le

Par un arrêt sur renvoi préjudiciel rendu le 12 mars 2015, la Cour de justice de l’Union européenne a rappelé les règles applicables en matière de risques de conflit d'intérêt et de droit au recours contre la passation du contrat.

En l’espèce, le ministère de l’Intérieur lituanien avait publié un appel d’offres en vue de la passation d’un marché portant sur l’acquisition d’un système d’alerte et d’information de la population utilisant les infrastructures des réseaux de services publics de téléphonie mobile des candidats. Informée du rejet de son offre, la société eVigilo décida de former un recours en justice portant sur la légalité de la procédure de passation du marché. Celle-ci se prévalait notamment du manque de clarté des conditions de l’appel d’offre. Mais à la suite de la découverte de faits nouveaux, la société requérante invoqua aussi la partialité des experts qui avaient procédé à l’évaluation technique des offres pour le compte du pouvoir adjudicateur. Selon elle, les spécialistes mentionnés dans l’offre de l’attributaire du marché étaient des collègues de trois des six experts désignés du pouvoir adjudicateur pour élaborer le cahier des charges et évalué les offres.

Pour autant, les recours formés par la société eVigilo en première et seconde instance furent tous rejetés par les juridictions nationales. D’une part, la société ne pouvait se prévaloir du manque de clarté des critères d’attribution du marché dès lors que celle-ci ne les avait ni contestés et ni demandé à ce qu’ils soient expliqués. D’autre part, la société requérante ne pouvait valablement invoquer la partialité des experts ayant évalué les offres uniquement sur la base de liens objectifs entre ces derniers et les spécialistes présentés par la société attributaire.

Dans ces conditions, la société eVigilo décida de former un pourvoi en cassation devant le Lietuvos Aukðèiausiasis Teismas (cour suprême lituanienne) qui décida de surseoir à statuer afin de poser plusieurs questions préjudicielles à la Cour de justice de l’Union européenne pour connaître son interprétation à la lumière des directives 2004/18 et 89/665 qui étaient applicables au marché en cause.

Tout d’abord, la juridiction de renvoi souhaitait savoir si le candidat qui invoque la partialité des experts devait seulement prouver l’existence de liens objectifs avec un autre candidat, ou si celui-ci devait également présenter un fait subjectif de partialité de ces experts.

La Cour de justice répond que le droit de l’Union ne s’oppose pas, en principe, à ce que l’illégalité de l’évaluation des offres des candidats soit constituée par le seul fait que l’attributaire du marché a eu des liens significatifs avec certains des experts ayant évalué les offres pour le compte du pouvoir adjudicateur. Elle estime en effet que les pouvoirs adjudicateurs sont tenus de vérifier, en toute hypothèse, l’existence d’éventuels conflits d’intérêts et de prendre les mesures appropriées afin de les prévenir, les détecter et y remédier. Dans ce cadre, il ne peut être exigé du candidat invoquant la partialité des experts d’avoir à rapporter la preuve de faits subjectifs au soutien de ses allégations. Il s’agit donc ici pour la Cour de justice de ne pas rendre impossible la preuve de la partialité des experts en imposant au candidat qui utiliser ce motif de présenter non seulement des éléments objectifs, mais aussi subjectifs, de partialité. À cette fin, et puisque les directives 89/665 et 2004/18 ne comportent pas de dispositions spécifiques à cet égard, le juge de l’Union se fonde sur le rôle actif des pouvoirs adjudicateurs dans la mise en œuvre des principes de passation des marchés publics contenus à l’article 2 de la directive 2004/18 : égalité des candidats, non-discrimination et transparence.

Ensuite, celle-ci souhaitait savoir, dans l’hypothèse où la partialité des experts était acquise, si le pouvoir adjudicateur pouvait tenir compte de l’impact réel d’une telle illégalité lorsqu’elle se prononce sur la validité de la procédure de passation.

Sur cette deuxième question préjudicielle, la Cour de justice est plus succincte. Elle considère en effet qu’il appartient, en principe, au droit national de déterminer si et dans quelle mesure les autorités de contrôles doivent tenir compte de la circonstance qu’une éventuelle partialité des experts a eu ou non un impact sur la décision d’attribution d’un marché public. Autrement dit, la Cour de justice s’en remet aux législateurs nationaux des États membres.

Enfin, la juridiction de renvoi souhaitait savoir si un droit de recours relatif à la légalité de l’appel d’offre devait être accessible, après l’expiration du délai prévu par le droit national, au candidat qui n’a pu comprendre les conditions de l’appel d’offre qu’à la lecture des motifs de la décision de rejet de sa candidature.

Le juge de l’Union rappelle qu'un recours contre la validité d'une procédure de passation peut rester ouvert après la conclusion du contrat si le candidat évincé n'est pas suffisamment informé. Le juge estime qu’un droit de recours relatif à la légalité d’un appel d’offre doit être accessible, même après l’expiration du délai prévu par le droit national, au candidat raisonnablement informé et normalement diligent qui n’a pu comprendre les conditions de cet appel d’offre qu’au moment où il a été informé des motifs du rejet de sa candidature. Un tel recours peut alors être exercé jusqu’à l’expiration du délai de recours contre la décision d’attribution du marché.

Cette solution semble naturelle au regard de la jurisprudence de la Cour. En effet, la clarté des critères d’attributions d’un marché public est une obligation dont le non-respect constitue une violation de la directive 2004/18. À cet égard, les critères d’attribution doivent être formulés, dans le cahier des charges ou dans l’avis de marché, de manière à permettre à tous les candidats raisonnablement informés et normalement diligents de les interpréter de la même manière, comme cela avait déjà été affirmé dans l'arrêt SIAC Construction Ltd de 2001. Or, le juge de l’Union considère également que le droit à un recours effectif contre la violation des règles de passation des marchés publics implique que les délais pour former un recours ne commencent à courir qu’à compter de la date où le requérant a eu ou aurait dû avoir connaissance des violations alléguées (CJUE, 28 janvier 2010, Uniplex Ltd, C-406/08).

En matière de suspicion de conflits d'intérêt comme de droit au recours, mieux vaut combiner l'objectivité à la subjectivité pour assurer le respect des principes de la commande publique de l'Union.

Sources :