Comment traiter une offre à zéro euro ?

Par Emmanuel Camus

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La question semble farfelue, et pourtant : elle était posée à la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) par la bien-nommée Državna revizijska komisija za revizijo postopkov oddaje javnih naročil (pour ceux qui ne sont pas familiers avec le slovène, celle-ci sera appelée plus sobrement « juridiction nationale » dans les lignes qui suivent).

Deux problématiques bien distinctes sont soulevées à cette occasion : la caractérisation du critère onéreux du contrat en présence d’une telle offre, d’une part ; d’autre part, l’éventualité que celle-ci soit regardée comme offre anormalement basse (CJUE, 10 sept. 2020, Aff. C-367/19, Tax-Fin-Lex d.o.o.).

Notons tout d’abord que l’avocat général était d’humeur taquine face à cette question originale, comme cela ressort de ces conclusions : « Laissant de côté les débats passionnants que la nature du nombre zéro a pu susciter dans le champ des mathématiques, il est probable qu’une telle question posée sous l’angle juridique à un profane pousse celui‑ci à jeter aux juristes ces regards pleins de stupéfaction auxquels ces derniers sont si habitués lorsqu’ils tentent d’expliquer leur métier. Le profane leur fera même alors peut-être remarquer, non sans sarcasme, que seuls les juristes sont capables de disserter de rien (littéralement) sur des pages et des pages. ».

La question est toutefois on ne peut plus sérieuse : le ministère de l’Intérieur slovène a lancé une procédure de passation d’un marché relatif à l’accès à un système informatique auquel ont soumissionné deux sociétés. La société Tax-Fin-Lex a été informée du rejet de son offre, au motif que le montant de celle-ci était de zéro euro.

La société Tax-Fin-Lex est évidemment en désaccord avec le rejet de son offre, et considère qu’elle était en droit d’offrir ses services gratuitement dès lors que la conclusion du contrat serait de nature à lui procurer un avantage qui consisterait à accéder à un nouveau marché et à de nouveaux utilisateurs. Cette interprétation de la notion du caractère onéreux par la requérante est assez intéressante, tant la contrepartie paraît future, pour ne pas dire totalement hypothétique.

En d’autres termes, peut-on considérer que le contrat est conclu à titre onéreux au sens de la règlementation applicable aux marchés publics dans l’hypothèse où le pouvoir adjudicateur n’est tenu de fournir aucune contrepartie, mais que, en exécutant le marché public, l’opérateur économique obtient l’accès à un nouveau marché et des références ?

Une décision récente de la CJUE que nous avions commenté mettait en évidence l’approche libérale de cette notion d’onérosité (CJUE, 28 mai 2020, aff. C-796/ 18, ISE mbH contre ville de Cologne ; voir « Notion de contrat à titre onéreux et coopération public-public », sept. 2020). Pour une offre à zéro euro, la CJUE va cette fois exclure le caractère onéreux au motif qu’un contrat tel que celui en l’espèce ne comprendrait pas, de part et d’autre, d’obligations juridiquement contraignantes : « le caractère synallagmatique d’un contrat de marché public se traduit obligatoirement par la création d’obligations juridiquement contraignantes pour chacune des parties au contrat, dont l’exécution doit pouvoir être réclamée en justice ».

Les conclusions, passionnantes, de l’avocat général écartent successivement les différents éléments soulevés par la société :

  • obtenir une expérience dans le cadre d’un marché, si elle permet un développement, et ce notamment pour les petites et moyennes entreprises, n’est pas une contrepartie, mais un « simple fait juridique qui découle de l’attribution du marché » ;
  • l’obtention de références ne constitue pas une contrepartie en raison de son caractère incertain et lié à la bonne exécution du marché : il s’agit ainsi d’une « condition dont la réalisation est aléatoire et incertaine puisque les références dont l’entreprise pourra se prévaloir à l’avenir dépendent en réalité de circonstances factuelles liées à la bonne exécution du marché » ;
  • enfin, la requérante mentionnait l’avantage d’établir une renommée pour de futurs appels d’offres susceptibles d’être lancés par le même pouvoir adjudicateur. L’avocat général adopte, cette fois, une motivation liée aux risques que ferait peser une telle possibilité sur les procédures futures : « Il n’est certainement souhaitable ni d’accepter ni de promouvoir une politique, explicite ou implicite, par laquelle une entreprise déposerait une offre largement inférieure aux coûts, ce incluse la somme de zéro euro, dans le cadre d’un lot tout en espérant répercuter ultérieurement ces coûts lors de l’attribution d’un second lot composant le marché. »

En l’absence de contrepartie distincte, pas de marché public. On constate avec intérêt à quel point la notion d’onérosité continue, encore et encore, de glisser vers celle de l’obligation juridique, claire et exécutoire, qui matérialise le caractère synallagmatique du contrat dont la conclusion est envisagée.

Un contrat conclu en contrepartie d’une offre à zéro euro, dénué de toute autre obligation juridique contraignante pour l’attributaire, n’est pas un marché public au sens de la directive 2014/24.

Toutefois, la CJUE considère que la définition du marché public au sens de la directive 2014/24 ne vise qu’à délimiter le champ d’application de cette dernière, de telle sorte qu’elle ne saurait constituer une base juridique susceptible de fonder le rejet d’une offre proposant un prix de zéro euro.

Une telle offre peut-elle alors être éliminée comme anormalement basse ?

Pas sur ce seul motif, répond la CJUE. Ou du moins, elle ne pourrait pas l’être sans mettre en situation le soumissionnaire de s’en expliquer, rappelle l’avocat général en faisant référence au célèbre paradoxe du chat de Schrödinger :

« Tout ceci n’est pas sans rappeler le paradoxe du chat de Schrödinger. Tant que la boîte n’est pas ouverte et son contenu examiné, on ne peut exclure que le chat se trouvant à l’intérieur soit vivant. De la même façon, tant que le pouvoir adjudicateur n’offre pas au soumissionnaire, sur le fondement de l’article 69 de la directive 2014/24, l’opportunité d’expliquer la logique et la structure des coûts régissant son offre, il ne peut être exclu que l’offre en question puisse donner lieu à la conclusion d’un marché public, sans préjudice, au bout du compte, d’un rejet de l’offre par le pouvoir adjudicateur. »

On le constate, les réponses peuvent paraître quelque peu complexes, et enchevêtrées. En outre, le litige porte sur le champ d’application de la directive 2014/24.

En conséquence, que retenir de cette jurisprudence, à ce stade, pour un acheteur public confronté à une offre à zéro euro présentant les mêmes caractéristiques que celle de la société Tax-Fin-Lex ?

  • cette offre ne peut aboutir à la conclusion d’un contrat à titre onéreux au sens de l’article L. 2 du Code de la commande publique ;
  • l’acheteur ne peut pas pour autant l’éliminer sur ce seul fondement et doit mettre en œuvre la procédure relative aux offres anormalement basses prévue aux articles L. 2152-6, R. 2152-3 et R. 2152-4 du Code de la commande publique en invitant le soumissionnaire à justifier son prix ;
  • l’acheteur doit apprécier les justifications apportées, et notamment si les éventuelles autres contreparties proposées par le soumissionnaire sont susceptibles de caractériser une obligation juridiquement contraignante, claire et précise au sens de la grille de lecture développée par la CJUE (on renverra sur ce dernier point à toute la jurisprudence sur les mobiliers ; en cas de réponse négative, procéder à l’élimination de l’offre.

Voilà donc la conclusion, en espérant, pour reprendre les mots de l’avocat général, n’avoir pas disserté de rien sur « des pages et des pages ».