Comment éviter la suspension de l'exécution d'un marché pour faute d'allotissement ?

Par Jessica Serrano Bentchich

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Douche froide pour l'office public de l'habitat « Terres du Sud Habitat » qui a décidé de ne pas allotir son accord-cadre à bons de commande portant sur des travaux de remise en état de logements et locaux après état des lieux/sinistres de son parc immobilier. Par ordonnance du 4 mai 2018, le juge des référés de Toulon suspend l’exécution du marché, et ce, sans effet différé. Cette suspension vient d’être confirmée par la cour administrative de Marseille qui rejette l’appel de l’office public (CAA Marseille, 16 juill. 2018, no 18MA02245). 

Pour mémoire, le préfet peut demander au tribunal administratif de suspendre l’exécution d’un marché qu’il considère entaché d’illégalité. Le tribunal suspend le marché dès lors que l’un des moyens soulevés par le préfet « […] paraît, en l'état de l'instruction, propre à créer un doute sérieux quant à la légalité de l'acte attaqué » (CGCT, art. L. 2131-6).

L’un des moyens soulevés par le préfet à l’appui de son déféré était tiré de ce que la décision d’allotir était irrégulière car contraire à l’article 32 de l'ordonnance du 23 juillet 2015 relative aux marchés publics.

Aux termes de cet article : « […] les marchés publics autres que les marchés publics de défense ou de sécurité sont passés en lots séparés, sauf si leur objet ne permet pas l'identification de prestations distinctes. À cette fin, les acheteurs déterminent le nombre, la taille et l'objet des lots. [question 1]

Les acheteurs peuvent toutefois décider de ne pas allotir un marché public s'ils ne sont pas en mesure d'assurer par eux-mêmes les missions d'organisation, de pilotage et de coordination ou si la dévolution en lots séparés est de nature à restreindre la concurrence ou risque de rendre techniquement difficile ou financièrement plus coûteuse l'exécution des prestations [question 2] ».

En dehors des marchés publics globaux, dès lors que des prestations distinctes peuvent être identifiées par l’acheteur, le marché doit être alloti.

Question 1 : savoir si l’obligation d’allotir existe.

En présence de prestations distinctes, le pouvoir adjudicateur peut toutefois décider de ne pas allotir :

  • s’il est dans l’incapacité d’assurer lui-même les missions d’organisation, de pilotage et de coordination ;
  • si la dévolution en lots séparés est de nature à restreindre la concurrence, risque de rendre techniquement difficile l’exécution des prestations ou risque de rendre financièrement plus coûteuse l’exécution des prestations.

In fine, il existe quatre hypothèses qui autorisent le pouvoir adjudicateur à déroger à l’obligation d’allotir, encore faut-il qu’il soit en mesure de le justifier.

Question 2 : savoir, lorsque l’obligation d’allotir existe, si l’acheteur peut légalement y déroger.

Récemment, le conseil d’État a précisé la teneur du contrôle normal devant être opéré par le référé précontractuel lorsqu’il est saisi d’un moyen tiré de l’irrégularité de la décision de ne pas allotir : « […] saisi d'un moyen tiré de l'irrégularité de la décision de ne pas allotir un marché, il appartient au juge du référé précontractuel de déterminer si l'analyse à laquelle le pouvoir adjudicateur a procédé et les justifications qu'il fournit sont, eu égard à la marge d'appréciation dont il dispose pour décider de ne pas allotir lorsque la dévolution en lots séparés présente l'un des inconvénients que les dispositions précitées mentionnent, entachées d'appréciations erronées ; » (CE, 25 mai 2018, no 417428, Hauts-de-Seine Habitat, Lebon).

Il s’agit d’un contrôle normal qui doit tenir compte de la marge d’appréciation du pouvoir adjudicateur.  Le juge vérifie donc que l’analyse de l’acheteur et les pièces justificatives fournies pour déroger à l’obligation d’allotir ne sont pas « entachées d’appréciations erronées ». Dans l’arrêt commenté, après avoir vérifié que l’obligation d’allotir s’imposait à l’office public, la cour a, dans le droit fil de la jurisprudence Hauts-de-Seine Habitat, analysé in concreto les justifications apportées par le pouvoir adjudicateur pour tenter de démontrer qu’il pouvait légalement déroger à l’obligation d’allotir.

Quid des erreurs de fait et de droit de l’acheteur quant à l’identification de prestations distinctes ?

L’article 1er du règlement de la consultation « […] prévoyait diverses prestations concernant plusieurs corps d'état : maçonnerie, carrelage-faïence, plomberie-sanitaire, menuiserie, revêtement sols souples, serrurerie-métallerie, électricité-courant faible, peinture et nettoyage-décapage-débarrassage ». Ainsi, « […] l'objet du marché litigieux permettait bien l'identification de prestations distinctes au sens de l'article 32 de l'ordonnance du 23 juillet 2015 » [question 1].  

L’office public aurait donc dû allotir son accord-cadre sauf à démontrer, ainsi qu’il l’alléguait, qu’il entrait dans les dérogations prévues par l’article 32 précité de l’ordonnance [question 2].

Quid des compétences requises pour assurer les missions d’organisation, de pilotage et de coordination ? Lorsqu’il est justifié par l’acheteur qu’il ne dispose pas des compétences et capacités requises précitées, le juge valide la décision de ne pas allotir (pour ex. : CAA Nancy, 10 déc. 2015, no 14NC02216, le syndicat à vocation unique de la maison d’accueil rurale pour personnes âgées).

Il faut effectivement le démontrer ! Ce qui n’était pas le cas en l’espèce : « Toutefois, en se bornant à se prévaloir de sa situation financière fragile, ainsi que de l'insuffisance de ses effectifs, il ne saurait être regardé, en l'état de l'instruction, comme justifiant de son incapacité alléguée à assurer, par lui-même, de telles missions ».

Quid des économies budgétaires ? Elles doivent être justifiées et suffisantes (CE, 11 août 2009, no 319949, Communauté urbaine de Nantes). Par exemple, une réduction de plus de 60 % des prix par rapport au marché précédent justifie le recours au marché global (CE, 27 octobre 2011, no 350935, Département des Bouches-du-Rhône).

Au cas présent, les économies budgétaires n’étaient ni justifiées (la cour précise « à les supposer établies »), ni significatives, elles ne représentaient en effet que 2,4 % du montant maximal annuel :  « À supposer même que la dévolution du marché en lots séparés risquait de rendre l'exécution des prestations financièrement plus coûteuse, il ne résulte toutefois pas de l'instruction que les économies alléguées, à les supposer établies, qui ne représentent que 2,4 % du montant maximum annuel du marché, aient été démontrées au moment du choix entre des lots séparés ou un marché global. Par suite, la réduction alléguée du coût des prestations, qui n'est en tout état de cause pas significative, ne saurait être regardée, en l'état de l'instruction, comme étant de nature à justifier une dévolution en marché global ».

Quid des difficultés techniques d’exécution ? À défaut d’être assorties d’éléments probants allant dans ce sens, elles ne convainquent pas la cour : « Eu égard à l'analyse à laquelle l'office public a procédé et les justifications qu'il fournit à cet égard, il n'apparaît pas non plus, en l'état de l'instruction, que l'allotissement du marché aurait nécessité une coordination entre prestataires telle qu'elle aurait rendu techniquement difficile l'exécution des prestations objets du marché, ni qu'une telle dévolution était de nature à faire obstacle, par elle-même, à ce que les travaux fussent exécutés dans le délai contractuel de quinze jours ».

Faute pour l’acheteur de démontrer qu’il pouvait légalement déroger à l’obligation d’allotir, la cour décide de suspendre le marché attaqué puisqu’elle considère « […] le moyen tiré de ce que la décision de l'office public de l'habitat Terres du Sud Habitat de ne pas allotir le marché serait entachée d'une appréciation erronée des inconvénients d'une dévolution en lots séparés paraît, en l'état de l'instruction, propre à créer un doute sérieux quant à la validité du marché ».

Pourquoi ? Le défaut d’allotissement du marché est un « vice d’une particulière gravité » insusceptible d’être régularisé. L’irrégularité tirée de l’absence d’allotissement « […] est au nombre de celles qui sont de nature à entraîner l’annulation du contrat litigieux » précise la cour.

En pratique, l’acheteur doit constituer un dossier avec une analyse et des pièces justificatives qui démontrent qu’il peut, à bon droit, déroger à l’obligation d’allotir. Les éléments de ce dossier permettront à l’acheteur de remplir également l’obligation de motivation qui s’impose à lui en vertu du II de l’article 32 de l’ordonnance.

Pour mémoire, l’article 12 du décret no 2016-360 du 25 mars 2016 relatif aux marchés publics impose aux acheteurs des règles précises quant à la motivation justifiant le recours à un marché non alloti et à la conservation de cette motivation. 

 

Sources :

  • CAA Marseille, no 18MA02245, 16 juillet 2018, Office public de l'habitat Terres du Sud Habitat ;
  • Article L. 2131-6 du Code général des collectivités territoriales ;
  • Article 32 de l'ordonnance du 23 juillet 2015 relative aux marchés publics ;
  • CE, 25 mai 2018, no 417428, Hauts-de-Seine Habitat, Lebon ;
  • CAA Nancy, 10 décembre 2015, no 14NC02216, Le syndicat à vocation unique de la maison d’accueil rurale pour personnes âgées ;
  • CE, 11 août 2009, no 319949, Communauté urbaine de Nantes ;
  • CE, 27 octobre 2011, no 350935, Département des Bouches-du-Rhône.