Marchés de prestation juridique : le changement, c’est maintenant

Par Emmanuel Camus

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Les directives européennes les avaient exclus de leur champ d’application, mais pas le gouvernement : les marchés publics de services ayant pour objet la représentation légale d’un client par un avocat ou les marchés publics de services de conseils juridiques s’inscrivant dans le cadre d’une procédure juridictionnelle, s’ils font l’objet d’une procédure allégée, relèvent bien du champ de l’ordonnance no 2015-899 du 23 juillet 2015 relative aux marchés publics.

Du moins, pour le moment : un projet de loi « relatif à la suppression des surtranspositions des directives européennes en droit français » prévoit en effet d’exclure du champ du droit des marchés publics, les marchés de services ayant pour objet la représentation légale d’un client par un avocat et les prestations de conseil juridique s’y attachant.

Quel est le champ de cette exclusion ? Où situer les marchés de représentation légale d’un client par un avocat dans le maquis des marchés de prestations juridiques ? Cette actualité est l’occasion de se repencher sur un segment d’achat qui ne brille pas par sa simplicité… 

Des prestations hétérogènes pour une diversité de régimes applicables

Les marchés publics de services juridiques répondent aux besoins des pouvoirs adjudicateurs en matière de conseils et de représentation dans différents domaines du droit. Les professionnels juridiques visés dépendent ainsi des activités concernées : conseil juridique, rédaction d’actes, représentation et assistance en justice…

Certaines de ces professions étant soumises à des règles déontologiques propres, la mise en concurrence des professionnels du secteur doit en tenir compte tant au stade de la procédure de passation que lors de la rédaction des pièces contractuelles qui serviront de base à l’exécution de la prestation.

En effet, les contentieux en la matière ne sont pas rares : les acheteurs sont tenus de vérifier que l’opérateur économique retenu est bien habilité à exécuter les prestations prévues, sous peine de s’exposer à l’annulation de leurs marchés. Par exemple, les contrats ayant pour objet l’assistance à la passation de marchés publics d’assurance ont été considérés par la jurisprudence non pas comme une mission d’intermédiation en matière d’assurance mais bien comme une activité de consultation juridique, qui ne peut donc être exercée que par les personnes habilitées à le faire (CAA Nantes, 1er décembre 2015, no 13NT03406,SELARL Cabinet Henri Abecassis).

La première caractéristique de cette famille d’achat qui vient à l’esprit est donc naturellement son hétérogénéité ; laquelle se traduit par une diversité de régimes juridiques applicables.

On distingue en effet, dans le cadre du régime issu de l’ordonnance no 2015-899 et du décret no 2016-360, trois catégories de marchés de service juridique :

§ Les marchés de services juridiques exclus du champ d’application de l’ordonnance par l’article 14, 10°, c’est-à-dire les services de certification et d'authentification de documents qui doivent être assurés par des notaires ; les services fournis par des administrateurs, tuteurs ou prestataires de services désignés par une juridiction ou par la loi pour réaliser des tâches spécifiques sous le contrôle d'une juridiction ; les services qui sont liés, même occasionnellement, à l'exercice de la puissance publique.

§ Les marchés de services de représentation légale d’un client par un avocat dans le cadre d’une procédure juridictionnelle devant les autorités publiques ou les institutions internationales ou dans le cadre d’un mode alternatif de règlement des conflits ainsi que les marchés de service de conseils juridiques liés à l’une des procédures, soumis à un régime de passation allégé dans le cadre de l’article 29 du décret no 2016-360.

§ Les marchés de services juridiques soumis à une procédure adaptée dans le cadre de l’article 28 du décret no 2016-360, qui ne relèvent d’aucune des deux précédentes hypothèses et sont définis par les codes CPV 75231100-5 et 79100000-5 à 79140000-7.

Le projet de loi « relatif à la suppression des surtranspositions des directives européennes en droit français » vise à sortir les marchés de service juridique de l’article 29 du décret no 2016-360 du champ de l’ordonnance no 2015-899.

Du changement pour les marchés de service juridique de l’article 29

Qu’entend-on par surtransposition d’une directive européenne ? Il s’agit d’une mesure nationale de transposition instaurant une norme plus contraignante que celle qui résulterait de la stricte application de la directive, sans que cela ne soit justifiée par un objectif national identifié. 

Ces sur-transpositions peuvent prendre plusieurs formes, notamment en imposant des obligations allant au-delà de ce que requiert le droit de l’Union européenne, ou en ne mettant pas en œuvre une possibilité de dérogation ou d’exclusion qu’il prévoit.

Le projet de loi « relatif à la suppression des sur-transpositions des directives européennes en droit français » prévoit en son article 11 de supprimer l’obligation de soumettre à des règles de concurrence et de publicité la passation de contrats avec des avocats pour les contentieux, et les consultations en lien avec ceux-ci. 

Cet article est, en l’état, rédigé comme suit :

« I. – L’ordonnance no 2015-899 du 23 juillet 2015 relative aux marchés publics est ainsi modifiée :

1° Le 10° de l’article 14 est complété par deux alinéas ainsi rédigés :

d) Les services juridiques de représentation légale d'un client par un avocat dans le cadre d'une procédure juridictionnelle, devant les autorités publiques ou les institutions internationales ou dans le cadre d'un mode alternatif de règlement des conflits ;

e) Les services de consultation juridique fournis par un avocat en vue de la préparation de toute procédure mentionnée au d) ou lorsqu'il existe des signes tangibles et de fortes probabilités que la question sur laquelle porte la consultation fera l'objet d'une telle procédure ».

Par représentation, on entend représentation au sens des dispositions de l’article 4 de la loi no 71-1130 du 31 décembre 1971 : « Nul ne peut, s’il n’est avocat, assister ou représenter les parties, postuler et plaider devant les juridictions et les organismes juridictionnels ou disciplinaires de quelque nature que ce soit, sous réserve des dispositions régissant les avocats au Conseil d’État et à la Cour de cassation ».

Ces activités, qui conduisent à la prise en charge d’un dossier devant les juridictions en vue de la représentation et de la défense du pouvoir adjudicateur, sont donc pour l’essentiel réservées à la profession d’avocat et la délimitation de leur contour est relativement aisée.

En ce qui concerne les services de consultation juridique, il est bien précisé que les prestations couvertes sont celles fournies par un avocat ; précision heureuse, puisque les activités de consultation juridique, règlementées par la loi no 71-1130 décembre 1971, peuvent être dispensées par les membres des professions judiciaires et juridiques réglementées au sens large, les fonctionnaires ou assimilés, en activité ou à la retraite, les enseignants des disciplines juridiques des établissements privés d'enseignement supérieur reconnus par l'État mais encore les conseils en propriété industrielle, les experts-comptables…

La notion, quant à elle, ne possède pas de définition règlementaire, mais on peut se rapporter utilement à la définition proposée par une résolution du Conseil national des barreaux : « la consultation juridique consiste en une prestation individuelle personnalisée tendant, sur une question posée, à la fourniture d’un avis ou d’un conseil fondé sur l’application d’une règle de droit, en vue, notamment, d’une éventuelle prise de décision ».

On le conçoit, l’exclusion portant sur les consultations juridiques délivrées par les avocats est déjà plus difficile à circonscrire, d’autant que le projet de loi précise que ne sont concernées que les consultations en vue de la préparation de toute procédure mentionnée au d) – donc, en l’occurrence, les procédures juridictionnelles – ou lorsqu'il existe des signes tangibles et de fortes probabilités que la question sur laquelle porte la consultation fera l'objet d'une telle procédure.

Mais comment interpréter ces « signes tangibles » et ces fortes probabilités » ? Des termes relativement flous, d’autant que les acheteurs peuvent de manière générale témoigner de la difficulté à anticiper, pour ne prendre que cet exemple, un référé précontractuel.

Fonder l’exception sur de tels termes amène donc à s’interroger, et nul doute que les juridictions, si le projet de loi reste en l’état, devront trancher cette question.

Un objectif de simplification

Il ressort des termes de l’exposé des motifs : « L’article 11 a pour objet d’assurer une transposition stricte des articles 10 de la directive 2014/24/UE et 21 de la directive 2014/25/UE du 26 février 2014, et d’exclure du champ du droit des marchés publics, les marchés de services ayant pour objet la représentation légale d’un client par un avocat et les prestations de conseil juridique s’y attachant. Cette mesure de simplification est de nature à alléger les contraintes administratives et procédurales pesant sur les acheteurs passant ces marchés publics et sur les opérateurs économiques qui candidatent à leur attribution »

Dans son avis sur le projet de loi, le CE relève ainsi la problématique de l’intuitu personae dans le choix de l’avocat, lequel justifierait la spécificité de ces marchés de services juridiques : « Si, depuis plus de vingt ans, la conclusion des contrats publics de services juridiques ayant pour objet la représentation légale d’un client par un avocat et les prestations de conseil juridique s’y attachant était soumise à des règles de publicité préalable et de mise en concurrence particulières, jugées adaptées aux obligations déontologiques de la profession d’avocat (voir en dernier lieu CE, 9 mars 2016, no 393589, Conseil national des barreaux), le Conseil d’État estime que la spécificité de ces services juridiques peut autoriser, en raison d’un motif d’intérêt général directement lié à la nécessité de tenir compte des caractéristiques propres à de tels services eu égard notamment au principe de libre choix de l’avocat et à l’importance de l’intuitu personae en la matière, une dérogation aux principes fondamentaux de la commande publique que le Conseil constitutionnel a dégagés dans sa décision no 2003-473 DC du 26 juin 2003. La modification proposée ne se heurte donc à aucun obstacle constitutionnel. »

Il est permis de s’interroger sur cette motivation : pourquoi la problématique de l’intuitu personae ne viserait-elle que les avocats, et pas les autres professions juridiques ? 

En attendant, le Barreau de Paris, par les voix de Marie-Aimée Peyron et Basile Ader, bâtonnier et vice-bâtonnier de Paris, se réjouit : « Cette décision est une grande victoire pour les avocats des collectivités et des acteurs publics, mais également pour l’ensemble des avocats de notre barreau, dont la spécificité est reconnue. Après une importante mobilisation de notre ordre, nous nous réjouissons d’avoir été entendus par l’exécutif sur cette mesure qui doit permettre à l’acheteur public de choisir librement son avocat ».

Le projet de loi est actuellement examiné en Commission des affaires économiques, et nul doute que le Barreau de Paris tentera de faire valoir sa position, qui vise à étendre ce retrait du champ de l’ordonnance no 2015-899 à tous les domaines où le recours à un avocat est utile aux acheteurs publics.