Les liaisons dangereuses : relations entre l’autorité concédante et le concessionnaire en temps de crise

Par Emmanuel Camus

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Derrière ce titre un peu excessif se cache finalement un sujet somme toute classique, mais qui a pris en importance depuis la crise sanitaire et ses nombreuses conséquences, notamment sur l’exécution des contrats de concessions.

Le 6° de l’article 6 de l’ordonnance no 2020-319 prévoyait ainsi en cas de modification significative des conditions d’exécution du contrat de concession le droit, pour le concessionnaire, à une indemnité destinée à « compenser le surcoût qui résulterait de l'exécution, même partielle, du service ou des travaux, lorsque la poursuite de l'exécution de la concession impose la mise en œuvre de moyens supplémentaires qui n'étaient pas prévus au contrat initial et qui représenteraient une charge manifestement excessive au regard de la situation financière du concessionnaire ».

Dans le contexte actuel d’incertitude, propice aux demandes indemnitaires, quoi de plus opportun qu’un rappel sur les possibles incidences des crises sur l’exécution financière des contrats de concession ?

Il ne sera pas question ici de l’indemnisation résultant de l’application des dispositions de l’ordonnance no 2020-319, lesquelles ont déjà été commentées à plusieurs reprises (voir « Commande publique et état d’urgence sanitaire : le récapitulatif ! », avril 2020), et sont d’ailleurs encore applicables à certains contrats en cours d’exécution (voir « Application des mesures de l’ordonnance Covid à certains contrats en cours », févr. 2021). Il s’agit plutôt de revenir aux solutions jurisprudentielles existantes en cas de nouvelle situation de crise (et nous croisons les doigts, évidemment, pour qu’un si triste événement ne se produise plus de sitôt).

1. Caractérisation de la situation d’imprévision ou force majeure

L’imprévision et la force majeure sont liées à des faits nouveaux intervenus en cours de contrat, d’une gravité telle qu’ils en compromettent l’exécution.

La théorie de l’imprévision, d’origine prétorienne, consiste en la survenance d'un événement extérieur à la volonté des parties et imprévisible au moment de la conclusion du contrat qui en bouleverse l'économie. Initialement, le bouleversement visé devait lui-même être d’origine économique : « dans la théorie de l'imprévision, l'événement bouleversant l'économie du contrat est un événement économique » (JÈZE G., note sous CE, 30 mars 1916, no 59928, Cie générale éclairage Bordeaux : RDP 1916, p. 206).

Désormais, cette théorie ne se cantonne plus au seul événement économique, mais peut correspondre à une grande variété de situations, par exemple à une pollution répondant aux critères de l’imprévision (CE, 14 juin 2000, no 184722, Commune de Staffelfelden), comme le souligne Madame la rapporteure publique Sophie-Justine Lieber dans ses conclusions sur l'arrêt Burnet c/Chamonix-Mont-Blanc (CE, 28 juill. 2011, no 332256). « Si la théorie de l'imprévision a d'abord concerné des circonstances d'ordre économique (comme la très forte augmentation des prix du gaz à la suite de l'occupation en temps de guerre des régions productrices de charbon, dans l'affaire Gaz de Bordeaux), elle a très vite inclus les phénomènes naturels : Section, 21 avril 1944, Compagnie française des câbles télégraphiques, Rec. 119 (cas d'une société tenue d'entretenir les câbles qu'elle exploitait en vertu d'une concession et ayant dû engager en urgence des travaux importants afin de réparer un câble endommagé par un séisme d'une violence exceptionnelle au large de Terre-Neuve). »

La théorie de l’imprévision est maintenant codifiée à l’article L. 6, 3° du Code de la commande publique : « Lorsque survient un événement extérieur aux parties, imprévisible et bouleversant temporairement l'équilibre du contrat, le cocontractant, qui en poursuit l'exécution, a droit à une indemnité ».

La force majeure est quant à elle constituée par une situation imprévisible, irrésistible et extérieure aux parties : il peut s’agir, très classiquement, d’une catastrophe météorologique (CE, 27 janv. 1989, no 80064, Compagnie d’assurances Drouot). La force majeure ne sera mobilisée que dans les cas les plus extrêmes, lorsque l’équilibre économique du contrat est définitivement bouleversé par les circonstances imprévisibles, ce qui est susceptible d’empêcher l’exécution du contrat de manière définitive, l’autorité concédante pouvant alors prendre une mesure de résiliation, comme cela est prévu par l’article L. 3136-2 du Code de la commande publique : « L'autorité concédante peut résilier le contrat de concession en cas de force majeure. »

Il s’agira toujours, là encore, d’une appréciation au cas par cas qui ne se cantonnera pas au seul événement dans son ensemble, mais bien à l’ensemble de ses incidences sur l’exécution du contrat, comme cela ressortait par exemple de l’interprétation faite par la direction des affaires juridiques du ministère de l’Économie, des Finances et de la Relance de l’épidémie de covid-19 : « L’ordonnance ne pose pas de présomption de force majeure, laquelle ne peut être qualifiée qu’au cas par cas. Il appartient aux autorités contractantes et aux opérateurs économiques de démontrer que les difficultés qu’ils rencontrent du fait de l’épidémie ne permettent pas de poursuivre les procédures ou l’exécution des contrats dans des conditions normales. »

2. Une distinction difficile à appréhender

La distinction entre les deux notions n’est pas aisée, dans le sens où les critères qui permettent de les caractériser se recoupent. En se reportant à la doctrine civiliste (pour l’occasion), c’est du point de vue de l’irrésistibilité que se trouve la différence : « le cocontractant “victime” d'un coup du sort est tenu d'exécuter ses obligations. La survenance d'une situation d'imprévision ne rend pas l'exécution impossible, à la différence de la force majeure qui elle peut avoir un effet suspensif » (BUCHER C-H., « Contrats et obligations — Le traitement des situations d'imprévision dans l'ordonnance : il manque la notice » : Contrats Concurrence Consommation no 5, mai 2016, dossier 6).

Ainsi, là où l’irrésistibilité de la force majeure empêche l’exécution du contrat, l’imprévision trouve son origine dans un bouleversement des conditions économiques, lequel est parfois difficile à quantifier : « L'imprévision trouve à s'appliquer pour les difficultés rencontrées dans l'exécution de marchés, en général, lorsque les charges nées de l'événement imprévisible occasionnent un surcoût supérieur à 6 % du montant initial du marché. En l'espèce, il ne s'agit pas véritablement d'une augmentation de charges, mais d'une perte d'usagers, et donc de chiffre d'affaires. […] L'évaluation du bouleversement ne nous paraît pas simple à effectuer dans le cadre d'une DSP : faut-il s'appuyer sur la durée de la convention et le bénéfice attendu, ou sur la perte de chiffre d'affaires, alors par ailleurs qu'une DSP repose par principe sur une part de risque que le cocontractant doit assumer ? » (FELMY E., concl. sous CAA Marseille, 24 févr. 2014, no 12MA00109, Société casino de Lamalou-les-bains : La Semaine Juridique Administrations et Collectivités territoriales no 43, 27 Oct. 2014, p. 2296).

Retenons, afin de formaliser une distinction, que graduellement, l’imprévision présente moins d’intensité que la force majeure, en ce que le bouleversement qu’elle implique sera en toute hypothèse temporaire et n’empêchera pas, en lui-même, l’exécution du contrat : « Considérant que, au cas où des circonstances imprévisibles ont eu pour effet de bouleverser le contrat, il appartient au concédant de prendre les mesures nécessaires pour que le concessionnaire puisse assurer la marche du service public dont il a la charge, et notamment de lui fournir une aide financière pour pourvoir aux dépenses extracontractuelles afférentes à la période d'imprévision, mais que cette obligation ne peut lui incomber que si le bouleversement du contrat présente un caractère temporaire » (CE, 9 déc. 1932, no 89655, Compagnie de tramways de Cherbourg).

La reconnaissance d’un cas de force majeure ou d’une situation d’imprévision aura des conséquences financières différentes sur l’exécution du contrat.

3. Indemnisation associée à la reconnaissance du cas de force majeure ou de l’imprévision

En cas de force majeure, le titulaire du marché n’a en principe pas le droit à une indemnisation, sauf stipulation contractuelle contraire (CE, 8 janv. 1925, Société Chantiers et ateliers de Saint-Nazaire : Rec. p. 28) ; à l’exception, toutefois, des pertes, avaries ou dommages subis, comme cela est d’ailleurs prévu dans différents CCAG.

Le titulaire ne pourra par ailleurs en aucun cas obtenir une réparation au titre de son manque à gagner : « Considérant qu'en application de l'article 27 précité, la S.A.R.L. SONEXA a droit à la réparation des pertes de matériel directement provoquées par le cas de force majeure et subies tant par elle-même que par les entreprises et les sous-traitants qu'elle représente ; qu'elle ne saurait, en revanche, prétendre à l'indemnisation du manque à gagner, qui est imputable à la résiliation du contrat » (CE, 11 déc. 1991, no 81588, Société niçoise pour l'extension de l'aéroport [SONEXA]).

En présence d’une situation relevant de la théorie de l’imprévision, le concessionnaire a le droit à une indemnisation, comme cela ressort d’ailleurs de la lettre de l’article L.6 du Code de la commande publique. Cela se comprend dès lors que, contrairement à la force majeure, le caractère temporaire de l’imprévision implique un objectif : le cocontractant doit poursuivre l'exécution du contrat malgré la difficulté. Cette fois, c’est le déficit supporté par le concessionnaire qui sera indemnisé si les éléments constitutifs de l’imprévision sont reconnus, afin de lui permettre de continuer l’exécution du contrat. Cette théorie et l’indemnisation constituent donc une exception au fait que dans un contrat de concession, c’est bien le concessionnaire qui doit supporter le risque d’exploitation, comme le faisait remarquer une récente réponse ministérielle (Rép. min no 30807 : JO AN, 22 déc. 2020, p. 9563).

En pratique donc, cet aperçu du cadre juridique de l’indemnisation des crises susceptibles de compromettre l’exécution d’un contrat de concession ou d’une délégation de service public met en évidence deux points à étudier :

  • l’étude de l’événement en question, afin d’adopter la bonne qualification entre cas de force majeure et imprévision ;
  • le calcul de l’indemnité selon le régime retenu, étant précisé que le titulaire du contrat ne manquera pas de se manifester bien assez tôt…