Grève et marchés publics

Publié le

Si la grève n’est plus le principal outil de revendication sociale, comme en témoigne le fait qu’en 2013 on ne compte que 80 jours de grève pour 1 000 salariés, certaines années ont connu des taux beaucoup plus hauts. En 2010 par exemple, ce sont 350 jours de grève pour 1 000 salariés qui furent décomptés. La contestation autour de certains projets législatifs mobilisant tant les salariés du secteur privé que les agents de la fonction publique peuvent conduire à remettre en cause des marchés en cours d’exécution.

Lorsqu'une grève se déclare lors de l’exécution d’un marché public, deux cas de  figure doivent être distingués : soit le marché porte sur l’exécution d’un service public, et il est nécessaire de concilier le droit de grève et le principe de continuité du service public (I) ; soit le marché ne porte pas sur l’exécution d’un service public, et la grève est inévitable. Dans cette hypothèse, ce sont les conséquences de la grève que le droit régit (II).

I. Concilier droit de grève et continuité du service public dans les marchés

Juridiquement, la complexité de la conjugaison d’un marché public avec une grève provient de l'absence de hiérarchie entre les principes constitutionnels de continuité du service public et du droit de grève. Le Conseil constitutionnel s’est prononcé sur la conciliation des deux principes, à propos de la loi du 7 août 1974 sur la continuité du service public de la radio et de la télévision en cas de cessation concertée du travail, c’est-à-dire de grève. Ainsi, il considère que si le droit de grève est un principe de valeur constitutionnelle, il connaît des limites tracées par le législateur afin de le concilier avec « la défense des intérêts professionnels, dont la grève est un moyen, et la sauvegarde de l'intérêt général auquel la grève peut être de nature à porter atteinte ». Notamment, le droit de grève peut être limité afin d’assurer la continuité du service public, qui a le caractère d'un principe de valeur constitutionnelle.Si ces limitations peuvent aller jusqu'à « l'interdiction du droit de grève aux agents dont la présence est indispensable pour assurer le fonctionnement des éléments du service dont l'interruption porterait atteinte aux besoins essentiels du pays », de telles conditions sont toutefois rares dans le cadre de l’exécution d’un marché public.Néanmoins, le droit de grève n’est pas absolu : il peut y être posé des limites pour la continuité du service public, ce qu'a fait le législateur lorsque la grève est susceptible d'avoir un impact sur l’exécution d’un service public. Ainsi, les articles L. 2512-1 et suivants du Code du travail encadrent la grève des personnels de l'État, des régions, des départements et des communes comptant plus de 10 000 habitants ainsi que les personnels des entreprises, des organismes et des établissements publics ou privés lorsque ces entreprises, organismes et établissements sont chargés de la gestion d'un service public.Selon ces dispositions, un préavis de grève doit être obligatoirement déposé par une organisation syndicale représentative au niveau national précisant les motifs de la grève. Une négociation doit être menée pendant la période de préavis, qui ne peut être inférieure à 5 jours.La violation de ces règles formelles est sanctionnée par l’application du régime disciplinaire applicable selon que les agents en question sont des fonctionnaires, des contractuels de droit public (dans le cadre d’un service public administratif) ou de droit privé (dans le cadre d’un service public industriel et commercial).Si cette règle permet d’assurer la continuité du service dans le cadre de contrat de prestations de services au public, ou plus certainement encore dans le cadre d’une délégation de service public, elle est moins claire pour l’exécution de marchés qui ne constituent pas eux-mêmes des services publics. Une grève qui cause un retard dans un marché public de travaux ou rend impossible l’exécution d’un marché de fournitures, par exemple, n'est pas soumise à ce dispositif.Subie, la grève a alors des conséquences sur l’exécution du contrat dont les règles sont à chercher ailleurs que dans la Constitution et le Code du travail.

II. L’inexécution contractuelle du fait d’une grève : un cas de force majeure ?

L’inexécution contractuelle qui résulte d’une situation de grève ne permet pas en principe au titulaire d’un marché dont les effectifs ou une partie d'entre eux font grève, d’échapper à sa responsabilité contractuelle. Dans les marchés de travaux, une exécution hors des délais prévus conduit, selon les stipulations du cahier des charges administratives générales (CCAG) applicable, à la résiliation du marché, après que le manquement a fait l'objet d'une constatation contradictoire et d'un avis du maître d'œuvre, et si le titulaire n'a pas été autorisé par ordre de service à reprendre l'exécution des travaux (CCAG Travaux, art. 46). Dans le cadre d’un marché de fournitures ou de services courants, la réalisation hors délai peut conduire le pouvoir adjudicateur à résilier le contrat pour faute (CCAG FCS, art. 32).Pour échapper à ces cas de résiliation pour faute, le titulaire du marché peut invoquer que la grève est un cas de force majeure. Une jurisprudence ancienne du Conseil d’État expose que la grève peut être ainsi qualifiée sous certaines conditions. Le considérant de principe énonce que « les grèves partielles ou générales, qui peuvent se produire au cours d'une entreprise, n'ont pas nécessairement, au point de vue de l'exécution du contrat qui lie l'entrepreneur au maître de l'ouvrage, le caractère d'événements de force majeure ; qu'il y a lieu, dans chaque espèce, par l'examen des faits de la cause, de rechercher si la grève a eu pour origine une faute grave de la part de l'entrepreneur, si elle pouvait être évitée ou arrêtée par lui, et si elle a constitué pour lui un obstacle insurmontable à l'accomplissement de ses obligations » (CE, 27 janv. 1909, Compagnie des messageries maritimes, n° 17614).Le juge administratif a, au cours du siècle dernier, illustré cette appréciation matérielle de la qualification de force majeure de la grève. En particulier, il a relevé dans le cadre d’un marché public de travaux que la grève d’ouvriers sur le chantier, qui ne s’étendait ni aux sous-traitants ni aux autres entreprises, n’était pas un cas de force majeure. En l’espèce, le déclenchement de la grève sans préavis n’a pas davantage pesé dans la balance du juge : le titulaire n’obtint pas d’indemnité d’imprévision (CE, 16 juin 1989, Société des grands travaux de l’Est, n° 39242).Dans le sens inverse, le juge a rappelé que le pouvoir adjudicateur ne pouvait alléguer d’une grève pour résilier un contrat… sans prouver l’existence du blocage social ! La cour administrative d’appel de Versailles a ainsi considéré qu’alors que le pouvoir adjudicateur avait réglé les factures présentées, il n’a pas avancé de preuves matérielles que la grève avait perturbé l’exécution du marché (« aucune photographie, aucun constat d'huissier et aucun témoignage, et de façon générale n'apporte aucun début de preuve du défaut de nettoyage allégué » : CAA Versailles, 26 juin 2012, Europe Service Propreté, n° 10VE00725).La souplesse de l’outil contractuel permet toutefois de moduler les effets d’une grève. En insérant dans le cahier de clauses administratives particulières (CCAP) des stipulations prévoyant les effets d’une grève sur l’exécution du marché (service minimum, allongement du délai de réalisation sous certaines conditions financières…), le pouvoir adjudicateur peut se prémunir contre certaines extrémités, dont fait partie la résiliation du contrat.Encadrée, légalement ou contractuellement, la grève n’est pas un obstacle infranchissable pour l’exécution d’un marché public. Mais elle demande, comme dans le dialogue social qui s’y déroule, certaines subtilités.Sources :