Le Conseil d'État ouvre aux tiers à un contrat administratif une nouvelle voie de recours

Par Emmanuel Camus

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Par une décision Syndicat mixte de promotion de l'activité transmanche (SMPAT) en date du 30 juin 2017, le Conseil d'État a ouvert aux tiers à un contrat administratif une nouvelle voie de recours. Cette décision s'inscrit dans l'œuvre de recomposition des recours en matière contractuelle opérée par le Conseil d'État depuis plusieurs années, laquelle vise à rendre l'accès au juge du contrat pour les tiers « plus simple dans son usage, plus efficace et plus équilibrée dans ses effets » pour reprendre les mots du rapporteur public dans ses conclusions. L'ouverture de cette nouvelle voie de recours a une autre conséquence : la fermeture, pour les tiers, du recours contre les actes d'exécution du contrat devant le juge de l'excès de pouvoir. Si elle est importante par le principe qu'elle pose, elle reste toutefois limitée dans ses conséquences pratiques.

I. Un changement de nature du recours contre l'acte d'exécution du contrat

La décision Département de Tarn-et-Garonne (CE, 4 avril 2014, n° 358994) a été le point d'orgue d'une profonde recomposition des voies de recours ouvertes aux tiers à un contrat administratif à l'encontre de ce dernier. Ceux-ci peuvent, désormais, par un recours de plein contentieux, contester la validité du contrat. Ils pouvaient également, jusqu'à la décision commentée, contester les actes d'exécution du contrat par la voie du recours pour excès de pouvoir.

Cette recomposition n'était, pour autant, pas encore complètement achevée. Et, ainsi que le note le rapporteur public, les mêmes raisons qui avaient conduit le Conseil d'État à ouvrir aux tiers le recours pour excès de pouvoir contre les actes détachables de l'exécution du contrat « plaident aujourd'hui pour redéfinir ce recours par référence à la voie principale de la contestation de la validité du contrat ouverte aux tiers par la décision Département de Tarn-et-Garonne ».

Dans le cas présent, par une convention de délégation de service public conclue le 29 novembre 2006, le syndicat mixte de promotion de l'activité transmanche (SMPAT), qui a pour objet le développement et la promotion de l'activité transmanche entre la Seine-Maritime et le sud de l'Angleterre, avait délégué à la société Louis Dreyfus Armateurs SAS l'exploitation, au moyen de deux navires, d'une liaison maritime entre Dieppe et Newhaven.

Les sociétés France-Manche et The Channel Tunnel Group, exploitant le tunnel sous la Manche, estimaient que cette délégation de service public, par la concurrence qu’elle créait, lésait leur intérêt commercial. Elles ont donc demandé au président du SMPAT de résilier ce contrat. Une décision implicite de refus est née du silence gardé pendant plus de deux mois par le président du SMPAT sur cette demande de résiliation. Les sociétés requérantes ont alors saisi le tribunal administratif de Rouen, lequel a rejeté leur demande.

Par un arrêt du 28 janvier 2016, contre lequel le SMPAT se pourvoit en cassation, la cour administrative d'appel de Douai a annulé ce jugement ainsi que la décision litigieuse en raison de la méconnaissance par le SMPAT des règles du Code des marchés publics lors de la procédure de passation du contrat, et a enjoint au SMPAT de résilier le contrat.

Le Conseil d'État a, à cette occasion, décidé de procéder à un revirement de jurisprudence et a jugé que les recours présentés par des tiers contestant un refus de résiliation d’un contrat relèveront désormais de l’office du juge du contrat. Cette décision a pour conséquence la fermeture, pour les tiers, du recours contre les actes d'exécution du contrat devant le juge de l'excès de pouvoir.

Par sa décision, le Conseil d'État fait donc œuvre d'unification. Deux catégories de requérants peuvent initier ce nouveau recours : les tiers lésés au sens de la jurisprudence Tarn-et-Garonne et, concernant les contrats conclus par les collectivités territoriales, les « tiers privilégiés », également au sens de cette jurisprudence, ce qui recouvre les élus de la collectivité concernée et le préfet.

II. Un encadrement des moyens invocables

Le Conseil d'État précise, à cette occasion, les moyens invocables dans le cadre de cette nouvelle voie de recours. Celle-ci ne portant pas sur la légalité d'une décision, les seuls moyens invocables seront ceux qui tendent à établir non seulement que la personne publique ne pouvait refuser de mettre fin à l'exécution du contrat, mais aussi que le juge doit décider de le faire.

Pourront donc être invoqués, en premier lieu, des moyens tirés de ce que la personne publique contractante était tenue de mettre fin à son exécution du fait de dispositions législatives applicables aux contrats en cours, dès lors que celles-ci modifient les conditions d'exécution du contrat ou ces finalités. Comme le note le rapporteur public, les exemples sont rares car en principe, la règle nouvelle ne s'applique pas aux contrats en cours, en dehors des cas le législateur l'a expressément ou implicitement prévu en raison d'impératifs d'ordre public (CE, 8 avr. 2009, n° 271737, Commune d'Olivet).

En second lieu, sont invocables les moyens visant à démontrer que « le contrat est entaché d'irrégularités qui sont de nature à faire obstacle à la poursuite de son exécution et que le juge devrait relever d'office ou encore de ce que la poursuite de l'exécution du contrat est manifestement contraire à l'intérêt général », les requérants ne pouvant, à cet égard, se prévaloir que « d'inexécutions d'obligations contractuelles qui, par leur gravité, compromettent manifestement l'intérêt général ». En effet, le juge ne peut appliquer un contrat entaché de telles irrégularités, quel que soit le cadre dans lequel il est saisi.

À l'opposé, les moyens tenant aux conditions et formes dans lesquelles la décision de refus a été prise seront inopérants.

III. Une première application d'espèce

En l'espèce, la cour administrative d'appel de Douai a entaché son arrêt d'une erreur de droit. En effet, alors que les sociétés requérantes ont invoqué l'atteinte portée par l'exécution de la convention en litige à leur intérêt commercial, compte tenu de la situation de concurrence existant entre la liaison maritime transmanche objet du contrat et l'exploitation du tunnel sous la Manche, la cour administrative d'appel n'a pas recherché si la poursuite de l'exécution de la convention du 29 novembre 2006 était de nature à léser les intérêts de ces sociétés de façon suffisamment directe et certaine.

Toutefois, réglant l'affaire au fond, le Conseil d'État juge que les sociétés France-Manche et The Channel Tunnel Group se prévalent de leur seule qualité de concurrent direct sur les liaisons transmanche de courte durée, alors même qu'une telle qualité ne suffit pas à justifier qu'elles seraient susceptibles d'être lésées dans leurs intérêts de façon suffisamment directe et certaine par la poursuite de l'exécution du contrat conclu le 29 novembre 2006 pour être recevables à demander au juge du contrat qu'il soit mis fin à l'exécution de celui-ci.

En outre, « les moyens tirés d'illégalités de la procédure de passation du contrat qu'elles soulèvent à l'appui de leur demande d'annulation de la décision litigieuse, ne peuvent, comme tels, être invoqués à l'encontre du refus de mettre fin à l'exécution du contrat et sont dès lors inopérants », conformément à ce qui a été énoncé précédemment. Elles ne sont donc pas fondées à se plaindre que, par le jugement attaqué, le tribunal administratif de Rouen a rejeté leur demande.

C'est donc une impression mitigée qui ressort de cette décision : ainsi que le note Gilles Pellissier, « plus efficace, mieux adaptée, cette voie de recours n'en demeurera pas moins aussi étroite que celle de l'acte détachable et ne sera probablement guère plus utilisée qu'elle ». Elle s'inscrit toutefois de manière fort cohérente dans l'œuvre de recomposition du contentieux contractuel.

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