Candidature à un marché public : prohibition des ententes entre filiales d’un même groupe

Par François Fourmeaux

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Une décision de l’Autorité de la concurrence du 19 février 2018 vient remettre en lumière les pratiques anticoncurrentielles auxquelles peuvent donner lieu les procédures de passation de marchés publics. Dans cette affaire, la remise d’offres multiples par les différentes filiales d’un même groupe a été constitutive d’une entente.

Le droit des pratiques anticoncurrentielles dans les marchés publics ne focalise pas toujours l’attention qu’il mériterait. De fait, il s’intéresse au comportement des opérateurs économiques, quand le contentieux de la commande publique dans son ensemble tend à se cristalliser davantage autour des manquements aux obligations de mise en concurrence commis par les acheteurs. L’illustration la plus remarquable en est que le juge du référé précontractuel se refuse à intégrer dans son office l’examen des pratiques anticoncurrentielles (CE, 21 sept. 2016, n° 399656, Communauté urbaine du Grand Dijon).

Il n’en demeure pas moins que les principes gouvernant la commande publique, tout comme le droit de la concurrence au sens large, relèvent, en partie du moins, d’une même préoccupation, tirée de la nécessité de préserver les conditions d’une concurrence réelle et sérieuse. Le cas des ententes est à cet égard caractéristique. Prohibées par l’article L. 420-1 du Code de commerce, elles aboutissent, en matière de marchés publics, « à tromper [l’acheteur] sur les effets de sa mise en concurrence » (CA Paris, 29 juin 2010). Elles peuvent se matérialiser par différentes pratiques, en premier lieu desquelles des échanges d’informations donnant lieu, par exemple, à la remise d’offres de « couverture » (Autor. Conc., déc. n° 16-D-28, 6 déc. 2016).

Supposant classiquement une pratique concertée entre entreprises dotées d’une autonomie commerciale et n’ayant pas de liens juridiques et financiers entre elles (CA Paris, 18 nov. 2003), les ententes présentent, en matière de marchés publics, la particularité de pouvoir être caractérisées par le dépôt d’une multiplicité d’offres faussement indépendantes remises par des sociétés membres d’un même groupe. Dans sa décision du 4 février 2003, le Conseil de la Concurrence a rappelé que la pluralité des offres « manifeste l'autonomie commerciale des entreprises qui les présentent et l'indépendance de ces offres, mais si ces offres multiples ont été établies en concertation ou après que les entreprises ont communiqué entre elles, lesdites offres ne sont plus indépendantes ».

L’affaire ici commentée en est une parfaite illustration.

Deux bailleurs sociaux, constitués en groupement de commande, avaient lancé une procédure de passation d’un marché d’entretien d’espaces verts, divisé en 23 lots géographiques. Le règlement de consultation prévoyait l’attribution maximale de 5 lots par candidat. Quatre sociétés appartenant à un même groupe avaient déposé des offres, et trois lots furent attribués à deux d’entre elles. Saisie de l’affaire, l’Autorité de la Concurrence a rendu sa décision le 19 février dernier, dont l’on peut tirer plusieurs enseignements.

Tout d’abord, l’Autorité précise la notion – incontournable en droit des pratiques anticoncurrentielles – de « marché pertinent ». Elle énonce ainsi que si chaque lot est susceptible de constituer un marché pertinent, une « entente entre les offreurs peut aussi être appréciée à l’échelle du marché global » dès lors que l’attribution de plusieurs lots peut être affectée par une même pratique.

Elle relève ensuite que des entreprises appartenant à un même groupe, et disposant d’une autonomie commerciale, peuvent soit présenter des offres distinctes, sans concertation entre elles, soit renoncer à leur autonomie en ne déposant qu’une offre, le cas échéant en se constituant en groupement. Au cas présent, en revanche, elle relève que les différentes filiales d’un même groupe, qui avaient chacune remise une offre, s’étaient concertées, comme en attestaient la « grande homogénéité » et les « nombreuses analogies de formes » de leurs propositions respectives, mais aussi l’application de coefficients de majoration (« lorsqu’une entreprise [du groupe] propose la meilleure offre des entreprises du groupe sur un lot déterminé, les autres entreprises du groupe appliquent systématiquement un pourcentage de majoration donné afin de se positionner automatiquement à un prix plus élevé »).

L’Autorité s’attarde en outre sur l’objectif de la pratique qui, en l’espèce, ne résidait pas tant dans la fixation de prix artificiellement élevés, que dans le contournement de la règle d’attribution d’un nombre maximal de lots par candidat. Il s’agit d’une problématique dont le Conseil d’État avait eu à connaître dans sa décision Département des Bouches du Rhône du 27 octobre 2011, par laquelle il a jugé que n’avait pas manqué à ses obligations de mise en concurrence l’acheteur qui, dérogeant au principe d’allotissement, avait « choisi de recourir à un marché global en vue de limiter les risques d'entente locale entre candidats ».

L’Autorité condamne au final la société mère à une amende de 60 000 euros, et deux des filiales à une amende de 10 000 euros, les deux autres étant épargnées considération prise de leur faible chiffre d’affaires.

Si, on l’a vu, une certaine dichotomie persiste entre droit de la commande publique au sens strict et droit des pratiques anticoncurrentielles, cette décision ne manque pas de révéler l’interdépendance de ces deux réglementations, dont la frontière qui les sépare pourrait devenir de plus en plus poreuse. C’est ce dont atteste par exemple l’article 48 de l’ordonnance du 23 juillet 2015 relative aux marchés publics qui prévoit au nombre des interdictions facultatives de soumissionner, la possibilité d’exclure d’une procédure de passation les personnes « à l'égard desquelles l'acheteur dispose d'éléments suffisamment probants ou constituant un faisceau d'indices graves, sérieux et concordants pour en déduire qu'elles ont conclu une entente avec d'autres opérateurs économiques en vue de fausser la concurrence ».

Par ce biais, peut-être, le juge du référé précontractuel sera-t-il amené à se saisir plus directement des pratiques anticoncurrentielles…

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